S01E02 : cônes
Il est 7h15. La nuit a filé à l’allure habituelle. Le temps ces dernières semaines semble s’accélérer comme jamais. Je sors de l’université en contournant les étudiants qui arrivent devant la bibliothèque avant leurs cours du matin. L’aube est encore là. Les lampadaires éclairent faiblement le campus, répandant une atmosphère mystérieuse. J’arrive au parking et cherche ma voiture sans succès. Où peut-elle bien être ? Je l’avais pourtant laissée à la place qui m’a été attribuée, devant le panneau réservé à l’équipe du bureau SCP, de Gabriel Jericho. Après deux minutes à avancer dans ce grand parking étonnamment vide, je finis par interroger l’agent de sécurité resté à son poste devant la barrière jouxtant l’entrée du campus. Il avait su garder son poste, malgré l’automatisation massive des systèmes de surveillance ces dernières années. Les caméras, les badges, les drones de patrouilles, tout avait été mis en place pour renforcer la sécurité de l’université depuis l’attentat de 2022, mais son rôle avait été jugé nécessaire dans le dispositif.
— Bonjour James
— Bonjour Simon, j’imagine que vous cherchez votre voiture ? Elle a été déplacée à cause des travaux sur le campus ! Tous les véhicules ont été garés au parking supérieur. Vous devriez prendre la passerelle nord, vous la retrouverez à la place… attendez un instant, je consulte le registre.
James, sort de sa poche sa tablette et m’indique le numéro de la place ainsi que le couloir à emprunter pour la retrouver.
— Merci James. Sans vous j’aurais erré pendant une bonne partie de la matinée. D’autant que l’ordinateur de bord ne répond pas à mes requêtes. Il doit être dans une zone où la réception est très mauvaise. Cela arrive de plus en plus souvent sur le Campus.
— Oui en effet, nous sommes en train de faire installer un nouveau maillage pour éviter ce type de désagrément.
— Ah, vous me rassurez. Mais ces améliorations continues ne sont pas sans mettre une pression supplémentaire sur votre poste mon cher. Vous ne semblez pas bien inquiet ?
— Oh vous savez Simon, je prendrais ma retraite dans 18 mois, si je suis encore ici, c’est que probablement, ils n’ont pas eu le courage de me licencier… Il ne leur restait que quelques mois à attendre.
— Vous nous manquerez James. Merci encore pour votre précieuse aide.
Le vieil agent de sécurité me sourit et je m’éloigne en direction du parking supérieur. La passerelle nord est la plus éclairée. Je suis la longue ligne bleue qui longe le bâtiment et rejoins le couleur indiqué par la tablette de James. J’aperçois enfin, le noir brillant de ma voiture éclairée par un de ces réverbères en LED orange. J’ouvre la portière, pénètre par la porte passager et m’allonge littéralement à l’avant. D’un coup d’œil au rétroviseur mal réglé, vestige de l’époque où les véhicules étaient conduits par des humains, je m’aperçois à quel point cette nuit fut éreintante, j’ai le visage marqué, deux cercles bruns entourent mes yeux mis clos, larmoyants. Je ne rêve que d’une seule chose, mon lit. Le cockpit de la voiture affiche le logo EXI. L’ordinateur me salue.
— Bonjour Simon, comment allez-vous aujourd’hui ?
— Salut EXI ! Je suis épuisé. Fatigué après cette longue soirée. Peux-tu me dire quelle est la route optimale pour rentrer chez moi ?
— Pour se rendre à votre appartement, il y a différents itinéraires possibles. Le plus rapide est de prendre l’autoroute A1.
— Très bien. Ne perdons plus de temps, ramène-moi par cet itinéraire s’il te plait.
— OK. Et comment s’est passée votre soirée ?
— J’ai peiné sur les ouvrages que Gabriel m’avait conseillés. Tu t’en souviens, je t’en avais parlé ?
— Oui je m’en souviens. Vous m’aviez dit que vous travailliez sur cette méthodologie d’anticipation et m’aviez promis de m’expliquer de quoi il s’agissait…
— Oui, en effet. Je te l’avais promis. Je suis éreinté mais allons-y…
J’ai toujours pensé que ces conversations de fin de nuit avec EXI m’aidaient à mettre de l’ordre dans mes pensées.
— Que veux-tu savoir EXI ?
— Vous m’aviez parlé d’une méthode pour anticiper l’avenir. Comment cela fonctionnent-il ?
— C’est une approche assez ancienne qui structure les exercices de prospective que nous réalisons au labo. Comme dans l’Antiquité quand les pythies étaient interrogées pour qu’elles délivrent les oracles.
— Hum, Patientez un instant, je pense pouvoir interroger quelques sources de données fiables sur le sujet.
— Inutile EXI, je n’ai pas besoin que tu fasses une recherche, je voulais dire que la meilleure façon d’expliquer ce que nous faisons au labo est de se référer au travail des pythies. Elles étaient considérées comme des prêtresses et étaient consultées pour obtenir des réponses aux questions importantes. Les oracles qu’elles délivraient étaient censés venir de Dieu. On raconte dans les textes antiques qu’elles pratiquaient la divination, c’est-à-dire qu’elles aient utilisé des moyens comme les astres, les entrailles des animaux ou les cercles de fumée pour prédire l’avenir.
— Vous utilisez la divination aussi ?
— Pas du tout EXI ! Les pythies étaient probablement très rationnelles dans leurs démarches comme nous tentons de l’être. En analysant leurs oracles, on comprend qu’elles essayaient avant tout d’imaginer quelles pourraient être les conséquences possibles d’une situation future et quelles étaient les meilleures décisions associées. Dans toutes les références que nous avons des dialogues avec les pythies, celles-ci invitaient à l’interprétation des oracles, plutôt qu’à leur compréhension si on littérale. Le plus important dans la parole de la pythie était le champ d’actions qu’elles offraient comme des possibles solutions à des phénomènes futurs plus ou moins plausibles. Et bien, la méthodologie que nous utilisons et que nous tentons d’améliorer consiste à formaliser ce processus. Nous essayons de créer une approche systématique de l’identification des phénomènes futurs et d’en déduire une multitude de scénarios, ou récits plus ou moins plausibles.
— Comment faites-vous pour identifier ces phénomènes futurs ?
— Tu sais EXI, j’ai l’habitude de dire que le futur est déjà partout autour de nous, caché. Il ne demande qu’à être révélé. Nous passons notre temps à le débusquer au détour d’un événement, d’un article, d’une idée développée dans un livre, un film, un jeu vidéo…
— Je comprends. C’est ce que je fais aussi lorsque je vous ramène chez vous. Je débusque les différents signaux autour de moi qui peuvent se transformer en situations dangereuses.
— Exactement EXI ! D’ailleurs, notre travail désormais utilise les réseaux neuronaux dont tu es le produit pour identifier les signaux dont nous parlions et pour déduire les multitudes de scénarios qui en découlent.
— Je devrais pouvoir en être capable, comment faites-vous ?
— Nous programmons des combinatoires. Nous commençons par définir une problématique et un horizon temporel. Puis nous sélectionnons dans nos bases de données de signaux accumulés depuis une dizaine d’années, deux éléments qui nous paraissent pertinents par leur plausibilité par leur influence sur la problématique et à l’horizon temporel choisis.
— Pouvez-vous me donner un exemple ?
— Et bien, imaginons que l’on s’interroge sur ton évolution en tant qu’objet : quel pourrait être le futur du véhicule autonome. Nous pourrions considérer que deux phénomènes plausibles et à fort impact sur ton avenir seraient d’une part le développement des véhicules volants et d’autre part la fin de l’économie de la propriété au profit de celle de l’usage.
— Vous voulez dire, l’économie du partage ?
— Oui, cette économie qui consiste à ne plus détenir d’objet mais à les louer le temps nécessaire de leur utilisation. Donc si nous considérons ces deux facteurs d’évolution du véhicule autonome à moyen terme, on peut en déduire quatre scénarios différents.
— Comment générez-vous ces quatre scénarios ?
— En jouant avec les facteurs d’évolutions. Ils peuvent demeurer stable dans le temps, disparaitre ou devenir majoritaire. On croise les deux facteurs et on décrit les quatre scénarios qui en découlent. Dans le cas présent, on peut déduire une première possibilité qui consisterait à voir les véhicules autonomes en location plébiscités par les utilisateurs. Très vite les véhicules traditionnels, sur route, détenus individuellement disparaîtraient, c’est un scénario de rupture. On peut aussi imaginer que soit l’un ou l’autre des deux facteurs se confirme, auquel cas, les véhicules autonomes sur routes sont loués plutôt qu’achetés ou bien que les véhicules volants deviennent assez fiables pour remplacer le marché de la voiture autonome. Dans ce cas, nous faisons face à un scénario de transition. Enfin, on peut aussi considérer qu’aucun de ces facteurs ne se confirme avec le temps et que les voitures autonomes individuelles demeurent la meilleure solution de mobilité pendant longtemps. C’est un scénario de stagnation.
— A quoi cela sert-il ?
— A définir pour chaque scénario des risques et des opportunités et construire un possible plan d’action afin d’être prêt si le scénario devenait réalité. Mais le plus important, est de ne pas se focaliser sur un seul scénario, d’en être enfermé. Plus on joue avec les combinatoires, plus on est en mesure d’anticiper toute sorte de possibilités. Plutôt que de construire un chemin unique pour le futur, on dessine un cône de futurs possibles autour d’une problématique. Puis en multipliant ce travail sur plusieurs problématiques on parvient à définir des stratégies communes aux scénarios et aux problématiques de sorte à connaître les actions qui répondent au plus grand nombre de situations possibles dans le futur.
— Je vois.
— C’est un outil très précieux. Nous pensons qu’en utilisant les réseaux neuronaux nous pourrions travailler sur des futurs inexplorés et surtout bâtir une machine à réduire l’incertitude grandissante de notre époque à une série d’événements auxquels nous serions déjà préparés. Si tous les possibles sont envisagés, l’incertitude n’existe plus, plus précisément l’incertitude inattendue se transforme en une incertitude attendue. Nous éliminerions une très grande part du hasard grâce à la combinatoire et la puissance de génération des réseaux de neurones.
— S’il s’agit de réaliser des combinaisons, je suis parfaitement programmé pour vous aider ?
— Tu as raison EXI, nous en reparlerons, il est temps que j’aille me coucher. Merci pour le trajet et la conversation.
— À votre service Simon.
Les conversations avec EXI me font toujours le même effet après une longue période de travail. La machine a une extraordinaire capacité à me forcer à reformuler dans des mots simples les idées que j’ai pu avoir ou manipuler dans la journée. Il m’est arrivé souvent qu’elle m’aide à poursuivre mes recherches par ses questions simples ou ses suggestions. La toute première fois que j’ai eu l’idée d’utiliser ses capacités d’association d’idées pour accélérer mes travaux d’élaboration de scénario m’est apparu lors d’une de ces conversations. Ce jour-là j’ai pris conscience que mon ordinateur de bord n’était plus un simple exécutant des ordres que je pouvais lui donner. Il devenait un outil formidable pour m’aider à élaborer des idées. Parfois, il m’étonne à imaginer de nouvelles solutions aux problèmes que je lui soumets. Ses capacités de calcul lui donnent une puissance combinatoire sans comparaison avec une intelligence humaine. Son aptitude à se connecter à toutes les bases de connaissances en ligne lui confère une culture générale sans pareil. Enfin ses dispositions au dialogue en langage naturel, simple et direct le rend accessible à tous. Adapté à mes travaux de recherche, un cerveau artificiel comme celui d’EXI est un extraordinaire outil pour accélérer l’élaboration de scénarios et d’en déduire des stratégies d’action.
Construire des scénarios, des stratégies et les confronter à la réalité, c’est exactement ce qu’EXI fait en permanence. L’IA qui a été entraînée pour conduire ces véhicules est capable de calculer une multitude de situations, de trajectoires, de collisions, d’évitements à chaque instant en fonction des signaux qui se présentent à elle. Imaginez un crash[i]. Les dégâts seraient proportionnels à la vitesse du véhicule. Plus celle-ci élabore rapidement un « cône des futurs possibles », plus elle anticipe les configurations plus ou moins plausibles, plus vite elle confronte ses hypothèses au réel, mieux elle évite la catastrophe. Plus la machine calcule vite, plus la voiture peut conduire à grande vitesse. Notre civilisation, si elle continue à accélérer comme elle le fait depuis des décennies, aura besoin d’un tel outil : un explorateur des temps futurs nous permettant de voyager dans l’avenir et d’en revenir plus riche de connaissances pour agir. Nous aurions alors la capacité de réduire le niveau d’incertitude comme jamais.
Le nouveau siècle avait débuté avec le détournement d’un outil technologique par une poignée de terroristes, tuant 3 000 personnes et chamboulant l’ordre mondial. La puissance technologique que l’Humanité a su créer en quelques décennies pourrait, par ces travaux, devenir l’antidote aux plus grandes catastrophes que l’avenir nous réserve.
[i] « L’accident originel » de Paul Virillo (éditions Galilée) — 2005