S01E01 : in conscientia et futurae
Comment consoler mon incapacité à deviner le sens caché de ces obscures pages ? La longue soirée d’étude à tenter en vain de déchiffrer les impénétrables conseils de lecture de mon maitre m’aura épuisé. Devant moi, sur son bureau, sous l’éclat de la LED filtrée par une opaline, trône un étui en laiton poli dont l’étrangeté a interrompt sans cesse ma concentration.
Le métal est si brillant que j’y distingue très clairement mon image, les cercles de mes lunettes et mon visage allongé. Derrière moi les longues lignes d’étagères de la bibliothèque se courbent pour se rejoindre en un point sombre, au fond de la pièce, comme dans un dessin d’Escher… Au niveau du pavillon, se reflètent les armoiries peintes sur le plafond de la grande bibliothèque[1]. J’y déchiffre « AEM VLLI OIT SVN ANIM MOD », la devise de l’université : « DOMINUS ILLUMINATIO MEA », l’incipit du psaume 27, « Le Seigneur est ma lumière ». J’ai toujours imaginé que David avait écrit ses psaumes comme la conversation qu’il aurait pu avoir avec sa voix intérieure, celle d’un être jumeau et protecteur. Son affirmation « Le Seigneur est ma lumière » raisonne comme une prière, un mantra, répété au point de devenir un impératif, un appel désespéré à son double, le gardien de son âme. « Soit ma lumière ! », voilà la signification cachée du cantique la plus sensée à mes yeux : une supplique au cerbère derrière le Grand Miroir, l’implorant à dévoiler les grands secrets de l’Univers.
Ma curiosité avait plusieurs fois été éprouvée par cet écrin. Et si, enfin, cette nuit, je cédais ? Et si je m’abandonnais à la tentation d’appuyer sur le fermoir et m’offrais le plaisir de cette indiscrétion ? Une légère pression sur le bouton poussoir provoque un claquement sec. Instantanément le couvercle s’écarte d’un demi centimètre et un épi de velours vert se déplie sous l’effet de la détente. Je ne résiste pas à poser mes doigts sur le métal froid et écarter le fourreau. Au même moment, une porte claque et me fait sursauter.
« Gabriel, c’est vous ?
— Que faites-vous là Simon ?
— Je, je… finissais ma soirée d’étude…
— En fouillant dans mes affaires ?
— Non… Je suis navré, Gabriel »
Le cœur battant, je me confonds en excuses en refermant l’étui.
« Je n’aurai pas dû. C’était par pure curiosité.
— Qu’avez-vous vu à l’intérieur de l’étui ?
— Je ne l’ai pas ouvert. Je n’ai pas véritablement eu le temps de l’ouvrir, vous m’avez surpris.
— C’est un objet personnel auquel je tiens beaucoup et qui n’aurait pas dû être ici.
— Oui, je comprends. Je suis…
— Je sais, vous êtes navré.
Gabriel Jericho, mon tuteur de thèse, s’approche de moi, saisit le fourreau et l’enfouie dans son sac de cuir brun.
« N’en parlons plus. Il n’attisera plus votre curiosité. Dites-moi plutôt ce que vous avez appris de vos lectures cette nuit ? »
Il est évidemment trop tard. Que contient cette boîte ? Pourquoi l’a-t-il laissé à ma portée, dans un lieu aussi fréquenté, si cet objet lui est si précieux et personnel ?
« Alors, qu’avez-vous appris de cette nuit d’étude ?
— Je me suis replongé dans les textes que vous m’aviez conseillés. Notamment les conclusions des super-prévisionnistes de The Good Judgment Project.
— Ah… Et donc ?
— J’ai découvert qu’au cours des années 2020, plusieurs centaines d’experts d’univers différents ont constitué une base de données de prévisions pondérées de probabilités pour tenter de prédire les grands phénomènes des décennies qui ont suivi.
— Quelles sont vos conclusions ?
— A ce stade, je n’ai pas vraiment de conclusions, si ce n’est que leurs travaux ont été d’une pertinence stupéfiante. Après quelques années d’expérimentation, le fondateur du programme, Philip Tetlock[2], a publié une synthèse des connaissances acquises au cours de ces sessions.
— Que dit-elle ?
— Elle nous apprend que les équipes les plus performantes sont celle qui ont suivi une formation leur permettant d’apprendre à attribuer une probabilité à une prévision. A l’époque, ils utilisaient déjà les grandes tendances historiques, le Bigdata et la modélisation. Tetlock explique que les super-prévisionnistes les plus performants, ne sont pas nécessairement ceux qui sont dotées d’une intelligence supérieure. Ceux se sont qui savent rester ouverts, curieux, avec une vision globale sur les problématiques posées. Ils sont dotés d’un esprit de synthèse, de pragmatisme mais surtout ils ont appris à se méfier des idées préconçues, des biais cognitifs et de leurs émotions !
— Les Nostradamus du début du siècle ont appris à se méfier de leurs émotions, en somme ?
— Tout à fait Gabriel. C’est exactement cela, parvenir à se défaire de ses émotions pour mieux penser. Le programme a prouvé que la transdisciplinarité, l’expérimentation et la recherche permanente de controverses sont d’une efficacité redoutable dans la constitution des scénarios prospectivistes les plus probables. Mais je bute toujours sur une question.
— Laquelle ?
— Eh bien, vous savez bien, nos travaux d’explorateurs du temps sont intimement liés à notre capacité à construire des récits. Or écrire une histoire qui touche les cœurs et les esprits est d’abord un exhausteur d’émotions. L’émotion est un des ingrédients clé de notre travail.
— Simon, laissez-moi vous raconter une histoire.
— Je suis tout à votre écoute.
— Elle va peut-être faire appel à un souvenir d’enfance. C’est une histoire vraie. Nous sommes au début du XIXème siècle, une vingtaine de marins américains sont à 5000 kilomètres des côtes chiliennes en plein milieu de l’Océan Pacifique. Ils se battent pour sauver leur navire qui prend l’eau après avoir percuté un cachalot. Le bateau s’enfonce et les marins se sauvent en embarquant dans trois canots de sauvetage. Ils ont à peine quelques jours de vivres, d’eau et de nourriture. A ce moment-là le capitaine d’équipage est face à un problème de survie. Il sait que s’il continue vers la terre la plus proche, ils peuvent atteindre les îles Marquises et ils ont assez de vivres pour cela. Mais l’équipage a plusieurs fois entendu parler de hordes de cannibales qui peupleraient l’île. Terrifiés à l’idée de finir dévorés vivants, ils cherchent désespérément d’autres options. S’ils poursuivent leur course jusqu’au sud de l’Amérique, ils parviendront à atteindre la terre ferme, mais le voyage durera beaucoup plus longtemps et ils manqueront de vivres. En conclusion le capitaine est face à un dilemme, engager un court voyage vers les cannibales ou un long voyage vers une terre sans risque au risque de manquer de vivres et mourir de faim et de soif. Savez-vous quel choix a fait l’équipage ?
— J’imagine qu’ils ont choisi l’option la moins risquée ? Atteindre la terre ferme la plus proche et ne pas risquer de mourir de soif et de faim ?
— L’équipage terrorisés à l’idée de rencontrer les cannibales va finalement choisir le plus long voyage et une économie drastique des vivres. Deux mois passent, et par chance, un bateau croise les baleiniers en plein océan. La moitié de l’équipage est secouru. L’autre moitié a péri. Que s’est-il passé dans les canots de sauvetages ? Le savez-vous ?
— Non Gabriel.
— Les vivres ont été consommés en quelques jours seulement. Et pendant les deux mois de navigation vers le sud du continent les survivants ont fini par survivre en se nourrissant des cadavres de leur congénères… Terrifiés par les cannibales, l’équipage a en réalité choisi la voie la plus risquée, mais la moins effrayante. La peur des cannibales, même imaginaire, était plus grande que la possibilité d’une famine et d’une pénurie d’eau potable. Cette histoire vraie a inspiré le roman de Melville, Moby Dick. Vous voyez Simon, la pire des peurs leur a fait prendre la pire des décisions. La peur n’est jamais de bon conseil.
— La peur est la plus dangereuse des émotions ?
— C’est un peu plus complexe que cela Simon. C’est pourtant la peur qui nous pousse aussi à agir, nous battre, nous enfuir… nous reproduire. La peur est un facteur de survie de l’humanité. Laissez-moi vous raconter une seconde histoire qui vous éclairera peut-être ?
— Je vous écoute.
— Nous sommes autour de 1960, un amiral américain Jim Stockdale pilote pendant la guerre du Vietnam est abattu, fait prisonnier et envoyé sept ans et demi dans le célèbre camp de prisonniers de Hanoi Hilton. Stockdale subit d’horribles tortures, des dizaines de fois, et il a dû faire des choses horribles pour survivre. Au bout de sept années de réclusion, il finit par sortir et des journalistes lui demandent comment il a fait pour survivre aux conditions de détention atroces imposés par la junte vietnamienne. Savez-vous ce que Stockdale leur a répondu ?
— J’imagine, qu’il a su garder l’espoir ?
— Il a répondu que les autres détenus qui n’ont pas réussi à s’en sortir étaient les optimistes. Les optimistes pensaient qu’ils seraient libérés rapidement. Et puis chaque année passait et ils ne rentraient pas chez eux. Ils essayaient de garder l’espoir mais le temps à eu raison de leur optimisme. Ils sont morts de leur excès d’espoir, jusqu’au désespoir. Au contraire, ceux qui s’en sont sortis sont ceux qui n’ont jamais confondu la foi totale en leur capacité à survivre et la discipline nécessaire pour affronter la réalité la plus crue et la plus brutale.
— La discipline nécessaire pour affronter la réalité la plus crue ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Vous souvenez-vous des conclusions de Tetlock ? Les super-prévisionnistes sont ceux qui se méfient des idées préconçues, des biais cognitifs et de leurs émotions. Ils s’attachent à étudier les faits, analyser les données, construire des hypothèses et les confronter à l’avis de leur pair mais surtout à la réalité. C’est exactement ce que le fondateur de notre discipline a tenté d’enseigner à ses équipes de la Royal Dutch Shell dans les années 60. Je veux parler de Pierre Wack. Quand Pierre Wack travaille pendant des décennies avec ses prévisionnistes à imaginer des scenarios plus ou moins probables pour l’avenir de l’industrie pétrolière, il le fait en partant des faits, des données mais surtout en confrontant en permanence les conclusions de ses travaux au réel. L’idée de Wack est simple. On ne peut pas prédire le futur, mais on peut se préparer à différents scénarios plus ou moins probables et identifier des plans d’action. En plusieurs décennies Pierre Wack va régulièrement organiser des sessions de planification stratégique en utilisant parfois des scénarios totalement loufoques, pour doter son entreprise de plans d’actions associés. Deux fois Pierre Wack va réussir à littéralement sauver Shell de la faillite en anticipant les deux crises pétrolières de 1973 et 1979.
— Mais, Gabriel, quand Wack invente des scenarios pour le futur, il se sert de son imagination pour créer des récits fictionnels qui puisent leur force dans l’émotion qu’ils suscitent. Sans émotion, sans peur, sans exaltation, il n’y a pas de récit.
— Exactement Simon. L’émotion est en effet un ingrédient fondamental des grands récits d’anticipation. Mais la part la plus importante du travail de Wack réside dans la confrontation de ces mêmes récits au réel. Wack nous dit que la planification stratégique est une manière de voir le présent depuis le futur et non l’inverse. En effet, trop souvent les prospectivistes envisagent l’avenir comme un prolongement du présent. Ils voient le futur par le prisme du présent. Pour Wack, voir le présent depuis des scénarios possibles du futur permet d’anticiper les risques et profiter des opportunités en mettant en place des plans d’action appropriés. Enfin c’est surtout pour lui une discipline permanente de confrontation des scenarios avec les données, les phénomènes du présent, l’analyse des faits actuels et leurs possibles évolutions dans un futur très proche. Et ici, l’émotion s’efface au service de la pure rationalité. Mobydick nous apprend que la peur est la moins bonne des conseillères. Nous, humains, sommes des animaux émotionnels. L’amiral Stockdale nous dit que l’optimisme aveugle est tout autant destructeur que la peur. La rationalité a un cout cognitif qu’il nous faut accepter… L’effort de penser contre soi. C’est exactement ce que nous enseigne enfin Pierre Wack. Il nous rappelle qu’il est impossible de prédire le futur mais que nous avons la capacité d’anticiper des futurs possibles, de nous y préparer et ainsi de choisir nos actions, de manière rationnelle en fonction de la confrontation au réel. C’est le fondement de nos travaux ici, à l’Université : regarder les faits tels qu’ils sont, imaginer leurs possibles conséquences à court et moyen terme.
— De la combinatoire ! Nous jouons avec des combinaisons. Et nous confrontons étape par étape, chaque résultat de cette combinatoire à l’analyse des données du présent.
— Oui Simon. C’est en quelque sorte ce que nous faisons et c’est une pratique très ancienne. Les grecques la connaissaient déjà. Les grands textes décrivent les pythies, ces femmes capables de dialoguer avec les dieux pour délivrer des prédictions. Sais-tu que leurs prédictions étaient toujours très imprécises et ouvertes à interprétations ? Le rôle des prêtres qui l’entouraient étaient justement de dévoiler le sens caché de ces visions et de les interpréter afin de les rendre opérantes pour les personnes qui consultaient. Sais-tu aussi que lorsque Horace écrit « Carpe diem quam minimum credula postero » que l’on traduit le plus souvent par “Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain” on commet une lourde erreur de compréhension ? En effet, la traduction exacte de la seconde partie de la phrase signifie littéralement “ faire le moins confiance possible à demain…” et non “ sans te soucier du lendemain”. »
A ce moment précis, Gabriel Jericho, se retourne et m’indique de l’index un des nombreux posters affichés en haut à droite sur l’immense écran de papier numérique qui nous sert de tableau de travail.
« Simon, voyez-vous ce qui est inscrit sur ce poster : “Le pessimiste se plaint du vent ; l’optimiste se dit que le temps va changer ; le réaliste ajuste les voiles.” [3]Eh bien, voilà la leçon d’Horace, de Wack, de Tetlock, de Stockdale et de l’histoire craie qui a inspiré Melville, tous nous apprennent qu’il ne faut ni trop se soucier, ou ne pas se soucier du tout du lendemain, mais qu’il est plus sage, d’ajuster ses cesse ses décisions, en fonction de la situation et des versions possibles de l’avenir. Dans un élan de réconciliation qui traverserait l’Histoire, on pourrait leur faire dire qu’il faut saisir le temps présent en pleine conscience de l’avenir, « In plena conscientia et futurae ». On pourrait réinterpréter Horace et lui faire dire « Carpe Diem, in plena conscientia et futurae » !
— Comment faites-vous cela ?
— Encore une fois en regardant le présent depuis le futur et non l’inverse. En imaginant des versions possibles du futurs et en confrontant sans cesse ses hypothèses aux faits et à la réalité.
— Cela revient à vivre au futur antérieur ?
— Exactement Simon ! Notre présent ne devrait être qu’un futur antérieur.
— Mais c’est épuisant Gabriel ?
— Pas tant, vous verrez. C’est passionnant ! »
[1] http://www.fubiz.net/2017/02/20/stunning-pictures-of-the-oxford-library/
[2] « Superforecasting : The Art of Science and Prediction »
[3] William Arthur Ward