S01E03 : samia
Je sors précipitamment de l’ascenseur. Le retard accumulé depuis ce matin avant d’embarquer dans le train et à la douane française aura eu raison de mon calme. Sous aucun prétexte je ne peux rater l’intervention de Samia Yacoub pour qui j’ai fait le trajet depuis Oxford en passant par Londres. Je pénètre enfin dans la salle de conférence au moment précis où Samia avance sur la scène. Profitant du retentissement des applaudissements, je m’installe sur une des rares chaises encore disponibles au dernier rang. Samia est debout, devant l’immense baie vitrée du dernier étage de la Tour Eiffel. Il fait très froid et il neige comme rarement aujourd’hui. Paris, ses toits blancs et gris, sont magnifiques. On aperçoit quelques touristes qui affluent pour admirer la vue depuis la tour, malgré le froid. Au loin, on peut deviner les rives de la Seine. Le pont Alexandre III apparaît surplombant l’eau grise. De l’autre côté, Notre-Dame et sa toute nouvelle flèche domine Paris. Plus proche, on remarque les Invalides et son immense coupole blanche surplombant le champ de Mars. Les organisateurs ont fait le choix de cette vue unique pour décor. Quoi de plus pertinent pour accompagner une conférence sur le futur de la réalité « étendue ».
Samia est une des chercheuses les plus réputées du domaine. Elle est de ceux qui ont réussis à créer des expériences d’immersion dans des nouvelles réalités simulant et altérant nos cinq sens. Elle a également expérimenté la manipulation de certaines sensations comme la perception de notre corps, la sensation de l’activité organique interne, ou encore la représentation psychique de certains phénomènes chimiques ou électromagnétiques comme la température, les ultra-sons, les infra-rouges, les ultra-violets ou la variation des lignes de champs magnétiques terrestres. Samia est là pour nous présenter les premières conclusions de ses travaux. Elle est visiblement surprise mais heureuse de l’attention que lui réserve la salle comble venue l’écouter.
« Mesdames et messieurs, Nous vivons aujourd’hui dans une époque extraordinaire. Jamais auparavant l’humanité n’avait eu accès à une telle diversité de connaissances. Grâce aux découvertes scientifiques et des avancées technologiques nous avons appris à voyager sur Terre et dans l’Espace, nous avons aussi su créer de nouveaux mondes virtuels où nous pouvons expérimenter de nouvelles formes de travail, de jeux, de vie tout court ! Jusqu’à présent ces mondes étaient accessibles grâce à des dispositifs portatifs qui simulaient deux de nos sens les plus importants : l’ouïe et la vue. Vous avez tous expérimenté ces lunettes immersives qui nous plongent dans des versions altérées de notre réalité. Et vous avez tous pu constater les limites de cette expérience. Depuis 10 ans, je travaille au sein de l’équipe réalités étendues du MIT Medialab. Notre mission il y a 10 ans était d’élaborer une machine permettant de créer des mondes virtuels immersifs afin de nous entraîner à étendre nos capacités sensorielles. Aujourd’hui notre simulateur pluri-sensoriel est capable de plonger simultanément des centaines d’utilisateurs dans des univers virtuels avec un réalisme encore inégalé. Il y a deux ans nous sommes parvenus à reproduire nos cinq sens à la perfection. Dans nos environnements virtuels, nos utilisateurs ne sont plus en mesure de faire la différence entre réalité et simulation. Pour parvenir à ce niveau d’expérience nous les installons dans une sorte de scaphandre dotée d’une centaine de milliers de micro capteurs et moteurs. Sur les deux mètres carrés de surface corporelle nous sommes en mesure de simuler le toucher, de la caresse à la douleur extrême, les variations de température, du glaciale au brûlant, ou les modifications de pression sur chaque partie du corps. Les images et le son sont projetées dans un casque allégé muni d’un gyroscope intégré connecté à l’oreille interne afin de simuler les effets des accélérations positives ou négatives. Nous sommes parvenus à simuler jusqu’à 4g d’accélération avec ce dispositif. La reproduction des sensations gustatives et olfactives sont assurées grâce à un masque à effluves et à un patch lingual. Pourquoi utilise-t-on ce type de simulateur ? A l’origine nous envisagions des applications dans les domaines du tourisme, de l’éducation, du sport, du travail collaboratif mais très vite nous nous sommes rendu compte de la puissance du concept pour offrir aux individus une expérience qui transcende nos sens ordinaires et nous donne l’opportunité d’étendre nos capacités sensorielles et par conséquent cognitives. »
Samia, parfaitement formée à la vulgarisation scientifique et aux présentations mémorables se lance dans une démonstration du système. Elle propose à un des membres de l’auditoire de la rejoindre. Dans l’assemblée, un jeune homme lève la main et d’un signe de la tête elle l’invite à se diriger vers deux assistants à l’extrémité gauche de la scène. Elle explique qu’il est nécessaire de préparer l’utilisateur à l’expérience et que trois minutes suffiront pour lui faire enfiler la combinaison, le casque et les capteurs sensoriels.
Trois mondes artificiels sont présentés au public par l’intermédiaire de l’expérience multi sensorielle du cobaye sur scène.
Dans le premier univers l’utilisateur est confronté à une attaque de guérilla. L’utilisateur peut se déplacer dans un environnement parfaitement réaliste. Il peut voir et entendre d’autres joueurs simulés. Il ressent les sensations de la course, du tir, du feu qui crépite autour de lui. C’est un environnement hautement stressant.
Dans le second univers, il est plongé dans une forêt au creux de la nuit. Il peut entendre tout ce qui se passe autour de lui. Il ressent les odeurs et les sensations de la nature sombre et inquiétante. Les sons sont graves et étouffés et il est difficile de voir ce qui se passe autour de soi à plus de quelques mètres. L’environnement est particulièrement angoissant.
Enfin, le troisième univers est composé d’une grande étendue d’eau qui s’étend à perte de vue. L’utilisateur est immergé dans l’eau fraîche et peut nager et plonger sous la surface. Les couleurs sont froides et épurées et l’atmosphère est calme.
A l’issu de la présentation, une nuée de mains se lève dans la salle. Une première question fuse :
« Quand pourra-t-on se passer de cet attirail pour vivre ces expériences fabuleuses ? »
— La miniaturisation des systèmes de réalité mixte est un enjeu majeur des prochaines décennies. A terme, cela peut vous paraitre fou, mais cette technologie nous permettra d’implanter tous ces contenu et ces processus cognitifs dans un corps artificiel. Nous développerons des robots contrôlés à l’aide d’interfaces cerveau-machine dont nous voyons déjà apparaitre les premières versions. Puis, nous construirons une enveloppe artificielle permettant d’héberger un cerveau vivant. Cette enveloppe serait alors connectée à un robot capable de répondre aux ordres du cerveau in-vitro. Puis, probablement à l’horizon de la fin du siècle, la conception d’un modèle computationnel de l’intelligence et de la conscience humaine, donneront naissance au premier cerveau artificiel, capable de recevoir le contenu d’un esprit vivant et de le faire évoluer de façon autonome. Cette hypothèse, radicale, folle je vous l’accorde, permettrait d’envisager pas moins que l’immortalité cybernétique de l’humanité. Enfin nous atteindrons l’étape ultime où l’avènement de l’esprit indépendant de toute matière et ainsi transférable à souhait dans des enveloppes holographiques permettra de se déplacer instantanément partout et tout le temps. Évidemment, je vous entends glousser, pourtant la course à la modélisation du cerveau humain est déjà largement entamée et alimente espoirs et les scénarios prospectifs les plus passionnants de notre époque. »
Samia, décide de conclure sur cette réponse invraisemblable et remercie la salle pour la qualité de son écoute. Un tonnerre d’applaudissement et une standing ovation de plusieurs minutes clôturent la session et elle quitte la scène en passant à moins d’un mètre de moi, m’offrant une occasion unique de l’interpeller.
« Samia, je me présente, je m’appelle Simon Rosensthiel, je collabore avec Gabriel Jericho à l’université d’Oxford sur l’élaboration de scenario prospectifs, pourrais-je vous poser quelques questions ?
— Bonjour, comment va mon cher professeur Jericho, cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu de ses nouvelles ? Je ne peux malheureusement pas vous consacrer du temps tout de suite. Mais nous pouvons nous retrouver ce soir, si vous le souhaitez ? Je serais au bar de l’Hôtel Raphael à 20h ».
— C’est entendu, je vous y retrouverai. A tout à l’heure ».
J’ai passé la journée à préparer ce rendez-vous. Assis au bar de l’Hôtel Raphael, autour de moi les lumières du bar sont allumées, je sirote un verre de coca cola. J’attends Samia.
Les gens parlent et rient bruyamment, mais je n’ai d’yeux que pour l’entrée.
Soudain, je la vois entrer par la porte en verre qui sépare le bar du petit salon. Elle était vêtue d’une robe noire qui lui donnait un air beaucoup plus sophistiqué qu’à l’habitude. Je me lève pour l’accueillir.
« Bonsoir ! vous allez bien ?
— Oui, parfaitement. Vous avez commandé quelque chose ?
— Juste un soda.
— Ok, je vais prendre un verre de vin blanc pour ma part. »
La conversation s’engage et Samia me raconte qu’elle avait fait un Master en Intelligence Artificielle qui lui avait donné la passion de la programmation avant de commencer à travailler dans une petite société informatique locale qui faisait des développements internes de logiciels pour d’autres sociétés qu’elles avaient comme clients.
« Vous savez Simon, mon rêve à ce moment-là était de monter ma propre société mais le moment n’était pas encore venu… Je suis partie à Madrid pour faire un MBA et pendant ces trois ans j’ai eu l’occasion d’approfondir mes connaissances en intelligence artificielle.
— Cela tombe bien que vous me parliez de votre expérience en IA, car c’est une des problématiques sur lesquelles je bute en ce moment. Nous travaillons avec Gabriel Jéricho à la construction d’un générateur de mondes, je devrais dire de scenarios, basé sur une IA générative. Nous avons rassemblé des dizaines de milliers d’articles et de récit fictionnels pour entrainer un réseau de neurones à proposer des scenarios futuristes plausibles en fonction de critères plus ou moins précis »
— Je comprends parfaitement l’intention, c’est une bonne idée, en revanche, que faites-vous de ces scenarios ? »
— C’est exactement le point que je voulais aborder avec vous
— Je vous écoute
— Les synopsis que nous élaborons avec notre IA sont de courtes histoires, des dialogues, ou des descriptions de mondes qui peuvent être utilisés pour prédire ou du moins essayer de comprendre l’avenir. Notre ambition est de transformer ces histoires en environnements interactifs, permettant à des utilisateurs d’expérimenter ces mondes futuristes et les entrainer à des versions possibles de leur futur. Dans cette approche, l’IA n’est plus entrainée par les données générées par les humains mais l’inverse. Nous pensons que vos expertises pourraient être d’une très grande aide à la mise en œuvre de ce projet
— Je comprends l’ambition, mais à quel point vos fictions sont-elles précises ? Vous êtes en mesure de me donner un exemple ?
— Oui, nous avons par exemple demandé à la machine d’imaginer des mondes futurs différents en fonction de critères multiples. La machine est capable de décrire de grandes catégories de sociétés possibles et les habitats, les usages, les mœurs, les économies, les politiques associées. Elle est particulièrement bien entrainée pour proposer un large spectre de possibles. Nous n’avons pas encore transformé ces descriptions en univers interactifs. Vous imaginez bien que vos travaux autour des simulations sensorielles nous seraient très utiles.
— Pourriez-vous me citer quelques exemples d’univers générés par votre IA ?
— Oui, je peux même vous faire une rapide démonstration.
Je sors une tablette de mon sac, ouvre un navigateur et me connecte à l’interface de dialogue.
« Il faut partir d’une simple phrase, d’une idée, un mot parfois peut suffire et demander à l’IA de développer un scénario. Je vous propose de le faire ensemble ? »
Je tends la tablette à Samia, qui aperçoit notre reflet dans l’écran noir. Un court instant nos visages se sont mêlés ne formant qu’une seule image, un étrange portrait hybride, aux traits familiers.
« Samia, il vous suffit de saisir une requête pour que le serveur commence à vous apporter des réponses instantanément. Essayez avec cette phrase : A quoi pourrait ressembler le monde sous les effets du bouleversement climatique ?»
Samia appuie sur le bouton ok et dans la seconde qui suit, les phrases suivantes s’affichent une après l’autre à l’écran. Elle lit à voix haute :
Le monde est sous le coup de vagues intenses de chaleur et l’humanité est obligé de vivre la nuit et de rejoindre ses habitations sous-terraines le jour.
Lorsque les vagues de chaleur ont commencé, personne ne pouvait le croire.
Elles étaient si intenses qu’elles faisaient fondre la Terre. Le soleil brûlait comme une boule de feu implacable qui ne semblait jamais vouloir s’arrêter. Ses rayons ardents brûlaient tous ceux qui croisaient leur chemin à l’extérieur pendant la journée, au risque d’être brûlés vifs ou cuits s’ils restaient à l’intérieur toute la journée — ne sortant que la nuit quand il fait assez frais pour survivre !
Aujourd’hui les gens se sont adaptés et ont rapidement prospéré dans leur nouveau monde. Ils ont développé de nouvelles technologies pour les aider à vivre dans l’obscurité et ils ont créé des communautés qui vivent autour des activités nocturnes. La vie est différente, mais c’est toujours la vie.
Le soir, l’environnement est très sombre. La seule lumière provient des étoiles et de la lune. Les couleurs sont vives. Une douce brise souffle à travers les arbres calcinés de la journée. Il y a une légère odeur de pluie dans l’air, une pluie salutaire car ces quelques gouttes sont indispensables pour la flore éphémère qui se développe sur des cycles de plus en plus courts entre un incendie et une averse.
Pendant la journée, il fait une chaleur insupportable. Le soleil est si brillant que les couleurs sont très pales. Une odeur de brûler règne partout dans l’air et des fumées apparaissaient sans cesse aléatoirement.
Le mode de vie de l’humanité a radicalement changé. Les vagues de chaleur sont trop intenses pour être supportées et il est impossible d’y échapper. Il est si difficile de respirer, l’obscurité est si oppressante, qu’il y a un sentiment de peur qui flotte dans l’air. Mais la vie continue et les gens font ce qu’il faut pour survivre.
Nous attendons le jour, où un groupe de scientifiques annoncera qu’il a trouvé un moyen de refroidir la Terre. Peut-être enverront-ils une fusée dans l’espace qui libérerait des particules de glace dans l’atmosphère ?
Ou peut-être un jour, tout changera à nouveau. Les vagues de chaleur s’arrêteront brusquement et la température chutera de façon spectaculaire pendant la nuit. Les gens se réveilleront alors le matin pour découvrir que la neige a recouvert le sol…
« Je vois très bien, ce que vous voulez dire. Je pense que nous pouvons partir d’une base comme celle-ci pour travailler avec nos systèmes d’apprentissage. Ils peuvent facilement construire des images, des animations, des sons, des personnages qui peupleraient un monde comme celui-ci
— Voilà c’est exactement cela ! Nous avons d’ailleurs commencé à travailler avec des systèmes de génération d’images. Pour le moment elles sont figées, mais les animations sont en cours de développement. Vous pouvez essayer, appuyez sur le bouton Illustration ! »
Samia s’exécute et une phrase apparait à l’écran…
Génération de photos en cours… La vie est différente, mais c’est toujours la vie.
Quelques secondes plus tard, cette série d’images apparait.
« Pensez-vous vraiment qu’il soit possible de partir de là pour créer des environnements immersifs et d’y brancher le dispositif que vous nous avez montré sur scène ce matin ?
— Bien sûr c’est une option tout à fait réaliste. Mais avant cela j’aimerais que vous me laissiez y travailler avec mon équipe. Auriez-vous la possibilité de me laisser un accès à votre générateur de fictions ?
— Tout à fait. Je vous envoie un email ce soir à mon retour de notre conversation. Est-ce que vous souhaitez diner ?
— J’en aurais été ravi mon cher Simon, en revanche, je ne vous cache pas que la journée fut éreintante et que j’ai besoin de sommeil avant mon départ demain ».
PS : La machine à créer des scénarios est accessible en ligne sur : https://www.mikiane.com/nusantara